Chapitre 52
Richard soupira d’agacement en balayant les convives du regard. Le ministre appelait ça un « dîner intime » ! Devant la surprise de son mari, Kahlan lui avait soufflé qu’une soixantaine d’invités, en Anderith, était effectivement une marque d’intimité.
Alors qu’il les observait, la plupart des hommes détournèrent le regard, à l’inverse de leurs compagnes. À les voir battre des cils à son attention, Richard se félicita que Kahlan ne soit pas d’un naturel possessif.
L’histoire du bain n’avait pas vraiment éveillé sa jalousie, parce qu’elle avait compris que Du Chaillu cherchait à le mettre dans l’embarras. Il serait pourtant judicieux, pensa-t-il, qu’il lui explique les raisons de son unique – et platonique – bain avec la Baka Tau Mana.
Trop de monde se pressant autour d’eux, ils n’avaient plus le temps de parler. Même quand ils allaient se coucher, les maîtres de la lame et les soldats d’harans veillaient sur eux comme des mères poules. Cette façon de vivre n’avait rien d’intime, et encore moins de romantique. Par moment, à force de ne jamais la voir en tête à tête, Richard oubliait que Kahlan et lui étaient mariés.
Mais l’enjeu en valait la chandelle ! Des gens mouraient à cause des Carillons, et ce combat passait avant leur vie privée.
Assis près de son épouse, Richard s’autorisa à l’admirer un peu. Aussitôt, il repensa à leur fantastique nuit de noces, des semaines plus tôt, dans la maison des esprits. Cette évocation fit danser dans sa tête des images qu’il n’oublierait jamais. Kahlan, nue dans ses bras, d’une telle beauté que…
— Le ministre t’a posé une question, Richard…, murmura soudain l’Inquisitrice.
— Pardon ?
— Bertrand Chanboor t’a posé une question !
— Désolé, mais j’avais l’esprit ailleurs, dit le Sourcier en se tournant vers son hôte. Je pensais à des problèmes stratégiques vitaux…
— C’est tout naturel, seigneur Rahl, pour un homme tel que vous. Je me demandais simplement où vous aviez grandi.
Un souvenir depuis longtemps occulté remonta à la mémoire de Richard. Enfant, il adorait lutter pour s’amuser avec son frère aîné – Michael, en réalité son demi-frère. Une époque si joyeuse, et tellement insouciante…
— Eh bien, ministre, partout où on pouvait se battre !
Bertrand Chanboor faillit en tomber à court de repartie.
— Je… il… Vous avez dû avoir un bon professeur, je suppose ?
Devenu adulte, Michael avait trahi Richard au profit de Darken Rahl. À cause de lui, beaucoup d’innocents étaient morts.
— Oui, répondit Richard alors que le visage de Michael se superposait à celui de Chanboor. Un très bon professeur ! L’hiver dernier, j’ai dû le faire décapiter.
Le ministre blêmit.
Richard se tourna vers Kahlan.
— Très bonne réplique, souffla-t-elle en se tamponnant les lèvres avec sa serviette, pour que personne n’entende.
Malgré le brouhaha des conversations et la musique de la harpiste, on n’était jamais assez prudent.
Assise sur la gauche de Kahlan, dame Chanboor n’avait pas réagi à la déclaration de Richard. Une remarquable manifestation de contrôle de soi. Placé à la droite du ministre, Dalton Campbell s’était rembruni. Sa femme, une beauté nommée Teresa, n’avait pas dû entendre la saillie du seigneur Rahl. Quand son mari la lui répéta à l’oreille, elle écarquilla les yeux – davantage d’excitation que d’horreur.
Avant le dîner, Kahlan avait donné quelques conseils au Sourcier. Face à de si hauts dirigeants, ivres de pouvoir, l’intimidation avait de meilleures chances de fonctionner que la bienveillance et la courtoisie.
Un morceau de viande de bœuf à la main, le ministre le trempa dans une sauce rouge sang. Brandissant sa nourriture comme un sceptre, il posa une question censée détendre un peu l’atmosphère :
— Vous n’aimez pas la viande, seigneur Rahl ?
Horripilé par la longueur de ce service, Richard décida de répondre avec la plus parfaite sincérité.
— Je suis un sorcier de guerre, ministre Chanboor. Comme mon père, Darken Rahl, je ne consomme pas de chair morte. (Il marqua une pause pour s’assurer que tout le monde écoutait.) Les sorciers doivent maintenir un équilibre parfait entre tous leurs actes. Ne pas manger de viande est une compensation pour les nombreux hommes que j’ai tués.
La harpiste en manqua une note, et les convives en eurent le souffle coupé.
Richard s’engouffra dans la brèche.
— Je suis certain, ministre, qu’on vous a communiqué la proposition que j’ai faite aux membres des Contrées du Milieu. Les conditions sont équitables pour tous. Si vous nous rejoignez, vous serez les bienvenus. Si vous vous opposez à nous… Eh bien, nous devrons conquérir Anderith, et les termes de votre reddition, après un conflit, seront bien plus durs.
— On me l’a dit…, souffla le ministre.
— Savez-vous que je soutiens le seigneur Rahl ? demanda Kahlan. À mes yeux, tous les royaumes devraient se rallier à lui.
— Mère Inquisitrice, on m’a informé de votre position, et apprenez que tout le monde, en Anderith, accorde une valeur inestimable à votre avis.
— Dois-je comprendre que vous allez prêter allégeance au seigneur Rahl ?
— Hélas, Mère Inquisitrice, ce n’est pas si simple.
— Très bien ! lança Richard. (Il commença à se lever.) Je vais donc aller parler au pontife.
— C’est impossible ! s’écria Dalton Campbell.
— En quel honneur ? demanda Richard en se rasseyant.
— Le pontife, expliqua Chanboor, est gravement malade. Il doit garder le lit, et on ne m’a pas autorisé à lui rendre visite. Selon sa femme et ses guérisseurs, le pauvre n’est pas en état de parler. Ni même de comprendre ce qu’on lui dit, car il est le plus souvent inconscient.
— Je suis désolée, dit Kahlan. Nous ne savions pas…
— Nous serions ravis de vous conduire à lui, Mère Inquisitrice, fit Dalton Campbell avec une sincère tristesse, mais il n’est plus en mesure de donner son avis…
La harpiste joua un air plus complexe et vibrant d’émotion, comme si elle volait souligner l’intensité du moment.
— Alors, vous devrez décider sans lui, lâcha Richard. L’Ordre Impérial fond déjà sur le Nouveau Monde. Pour lui résister, nous avons besoin de tous les authentiques défenseurs de la liberté.
— Seigneur, dit Bertrand Chanboor, je veux qu’Anderith combatte à vos côtés. J’y suis résolu, comme notre peuple, j’en suis sûr, et…
— Parfait ! coupa Richard. Dans ce cas, tout est réglé.
— Hélas, non… Malgré ma volonté, celle de mon épouse et les conseils avisés de Dalton Campbell, la décision ne peut pas être prise ainsi.
— Les directeurs ? demanda Kahlan. Nous irons leur parler dès que possible.
— Ils sont effectivement concernés, répondit le ministre, mais il n’y a pas qu’eux. Dans un cas pareil, nous devons consulter d’autres personnes.
— Qui donc ? demanda Richard, dérouté.
Chanboor se radossa à son siège et fit le tour de la salle du regard avant de tourner la tête vers le Sourcier.
— Le peuple d’Anderith.
— Le ministre de la Civilisation parle au nom du peuple ! lança Kahlan, soudain très énervée. Ce que vous direz aura force de loi.
— Mère Inquisitrice, seigneur Rahl, vous exigez une reddition totale. Je ne peux pas prendre seul une telle responsabilité. Car il s’agit d’abdiquer notre indépendance et de notre culture.
— Exactement ! grogna Richard.
— Vous voulez seigneur, que notre peuple renonce à son identité pour ne faire qu’un avec le vôtre. Mesurez-vous ce que ça représente ? Il s’agit abandonner notre souveraineté.
— Exactement ! grogna richard
— Vous voulez, seigneur, que notre peuple renonce à son identité pour ne plus faire qu’un avec le vôtre. Mesurez-vous ce que ça représente ? Il s’agit d’abandonner notre indépendance et notre culture !
» Ne comprenez vous pas ? Nous cesserons d’être nous-mêmes ! Face à une civilisation plusieurs fois millénaire, vous vous dressez pour exiger qu’un peuple jette aux orties son histoire. Pensez-vous qu’il est facile d’oublier son héritage, ses coutumes et sa culture ?
Richard pianota sur la table en regardant les convives dîner avec enthousiasme. Ces gens ignoraient que leur destin se jouait devant eux, à la table d’honneur…
— Vous vous méprenez, ministre Chanboor, dit-il. Nous n’avons aucune intention de détruire votre culture… (Il se pencha vers Bertrand.) Cela dit, si ce que j’ai entendu est vrai, certaines… particularités… de votre société ne serons plus autorisées. Chez nous, tous les gens sont égaux en droits.
» Si vous vous pliez à ce précepte, nous n’interviendrons pas sur les autres aspects de votre « civilisation ».
— Oui, mais…
— Cette affaire est essentielle pour la liberté de centaines de milliers de gens, partout dans le Nouveau Monde. Le risque étant trop grand, nous vous envahirons si vous ne vous soumettez pas. Après votre défaite, vous n’aurez plus votre mot à dire sur la loi commune, et nous vous imposerons des dommages de guerre qui handicaperont votre économie pendant des décennies. (Alarmé par la flamme qui brûlait dans les yeux de Richard, le ministre recula autant qu’il le pouvait sans renverser son siège.) Mais votre sort sera pire encore si l’Ordre Impérial arrive le premier. Jagang vous écrasera, ministre Chanboor ! Il massacrera les Anderiens, et les rares survivants seront réduits en esclavage !
— L’Ordre Impérial a exigé la reddition d’Ebinissia, intervint Kahlan, la voix étrangement lointaine. J’ai vu ce qu’ont subi ces malheureux, après avoir refusé de capituler. Les bouchers de l’Ordre ont tué les hommes, les femmes et les enfants de la cité. Jusqu’au dernier ! Il n’y a pas eu un survivant.
— Pour attaquer Anderith, il faudrait…
— Plus de cinquante mille soudards de l’Ordre ont perpétré cette abomination, coupa Kahlan. J’étais à la tête des soldats qui les ont châtiés. À la fin de la campagne, plus un seul n’était de ce monde. (L’Inquisitrice se pencha vers le ministre.) Certains de ces hommes ont imploré pitié. Mais je m’étais engagée à ne pas faire montre de clémence. J’entends écraser l’Ordre et tous ceux qui se rangent dans son camp. Nous avons exécuté les bouchers, ministre Chanboor, sans exception !
Cette déclaration réduisit tous les convives au silence. L’épouse de Dalton Campbell, blanche comme une morte, semblait avoir envie de se lever et de fuir…
— Votre seule chance de salut, dit Richard, est de rallier notre camp. Ensemble, nous serons assez puissants pour repousser l’Ordre Impérial et garantir l’intégrité et la prospérité du Nouveau Monde.
Bertrand Chanboor attendit quelques secondes avant de répondre.
— Seigneur, si ça ne tenait qu’à moi, nous nous joindrions à vous. Ma femme partage cette position, et Dalton Campbell aussi. L’ennui, c’est que l’empereur Jagang a fait au peuple d’Anderith de généreuses propositions qui…
Kahlan se leva d’un bond.
— Quoi ? Vous avez négocié avec ces assassins ?
Aux autres tables, certains invités cessèrent de converser pour écouter ce que disaient le ministre et ses invités d’honneur. Quelques convives, avait remarqué Richard, n’avaient pas quitté des yeux la table principale depuis le début du repas.
Pour la première fois, Bertrand Chanboor parla avec une parfaite assurance :
— Seigneur Rahl, quand un pays est menacé par deux forces antagonistes auxquelles il n’a rien fait, le devoir de ses dirigeants est d’écouter les émissaires de chaque camp. Nous ne voulons pas la guerre, on nous l’impose ! Sommes-nous coupables parce que nous désirons connaître les options possibles ? Vous ne pouvez pas nous accuser de vouloir en savoir plus sur le choix qui s’offre à nous.
— La liberté ou l’esclavage, dit Richard en se levant à son tour.
Le ministre l’imita.
— En Anderith, écouter ce que les gens ont à dire n’est pas tenu pour un crime. Et nous ne pratiquons pas la guerre préventive ! L’Ordre Impérial nous a demandé de ne pas prêter l’oreille à vos propos. Pourtant, vous êtes là ce soir…
Richard posa la main sur la garde de son épée. Un instant, il s’étonna de ne pas sentir sous sa paume les lettres en relief du mot « Vérité ». Puis il se souvint qu’il ne portait pas son arme habituelle…
— Quels mensonges vous a racontés l’Ordre, ministre ?
— Qu’importe, puisque nous préférons votre proposition ?
Chanboor invita courtoisement ses deux invités à se rasseoir. À contrecœur, ils reprirent place sur leurs sièges.
— Ministre, il faut que les choses soient claires : quoi que vous vouliez, vous ne l’obtiendrez pas ! Alors, ne prenez pas la peine de nous soumettre une liste de conditions. Comme nous l’avons dit à vos émissaires, en Aydindril, le marché est le même pour tous les pays. Par souci d’équité, il n’y aura pas d’exception ni de « clauses particulières ».
— Nous n’en demandons pas, seigneur, répondit Bertrand Chanboor.
Sentant que Kahlan lui tapotait le dos, Richard comprit qu’elle lui conseillait de se calmer un peu. Bien entendu, elle avait raison. Il devait réfléchir, pas se contenter de réagir, sinon, ils n’arriveraient à rien.
— Ministre Chanboor, auriez-vous l’obligeance de me dire pourquoi vous ne pouvez pas prendre de décision ?
— Eh bien, si j’étais seul à…
— Quel est votre problème, ministre ? demanda Richard, à deux doigts d’exploser malgré le rappel au calme de sa femme.
Ses hommes étaient à un quart de lieue du domaine. Pour des soldats d’élite d’harans, la garde du palais ne serait pas un obstacle…
Cette solution lui déplaisait, mais il n’hésiterait pas à y recourir si nécessaire. Pas question que Chanboor, volontairement ou non, l’empêche de s’opposer à l’avancée de l’Ordre !
Tous les convives étaient pétrifiés, comme s’ils lisaient les sombres pensées de Richard dans ses yeux.
— Seigneur, dit le ministre, toute la population d’Anderith est concernée. Comme l’Ordre Impérial, vous nous demandez de renoncer à notre indépendance. Bien sûr, avec vous, nous pourrions conserver en partie notre identité, mais je ne puis, en conscience imposer cela à mon peuple. Bref, c’est à lui de décider !
— Que voulez-vous dire ? demanda Richard.
— Le peuple choisira son destin, parce qu’il n’est pas juste qu’il en soit autrement !
Richard leva une main, mais il la laissa vite retomber sur la table.
— Et comment comptez-vous vous y prendre ?
— En organisant un scrutin, seigneur Rahl.
— Quoi ? s’écria Kahlan.
— Un scrutin, oui. Où chacun pourra exprimer son opinion.
— Non, dit Kahlan, catégorique.
— Mère Inquisitrice, à vous entendre, l’enjeu est la liberté de notre peuple. Et vous refuseriez que je lui permette de l’exercer ?
— C’est non, répéta Kahlan.
Tous les convives de la table d’honneur semblaient stupéfaits. Les yeux exorbités, dame Chanboor paraissait ne pas en croire ses oreilles. Très raide, Dalton Campbell avait la bouche légèrement entrouverte. Sa femme, les sourcils arqués, donnait l’impression de ne plus rien y comprendre. À l’évidence, personne n’avait été informé des intentions du ministre – qui ne soulevaient aucun enthousiasme, à première vue.
— Non, dit une nouvelle fois Kahlan.
— Dans ce cas, comment voulez-vous que mon peuple croie en votre sincérité quand vous parlez de liberté ? Si votre désir de nous aider est sincère, pourquoi redoutez-vous que les gens usent du droit de déterminer librement leur avenir ? Si l’Ordre Impérial est aussi malfaisant que vous le dites, le peuple s’en apercevra, et il votera massivement pour une alliance avec l’empire d’haran. Auriez-vous des réticences instinctives dès qu’il est question de démocratie, Mère Inquisitrice ?
— Kahlan, dit Richard, il n’a pas tout à fait tort.
— Non ! cria l’Inquisitrice.
Aucun invité de marque ne broncha, conscient que le sort d’une nation se jouerait dans les quelques minutes à venir.
Richard prit le bras de sa femme et se tourna vers le ministre.
— Si vous voulez bien nous excuser, nous devons parler en privé…
Le Sourcier entraîna Kahlan loin de la table d’honneur. S’arrêtant à côté d’une fenêtre, il jeta un coup d’ail dehors pour s’assurer que personne ne rôdait dans la cour.
Dans l’énorme salle à manger, les convives des autres tables continuaient à se régaler en bavardant et en riant.
— Kahlan, je ne vois pas pourquoi…
— Non, non et non ! Quelle partie de cette réponse ne comprends-tu pas ?
— Celle qui me révélerait tes motivations…
— Richard, cette idée me révulse, c’est tout ! Je la trouve terriblement dangereuse.
— Tu sais que je me fie à toi sur ces sujets, mais…
— Dans ce cas, continue à me faire confiance ! C’est non !
— D’accord, mais je voudrais en savoir plus sur ce qui motive ton refus. Le ministre tient un discours raisonnable. Si nous proposons à un peuple de se joindre au combat pour la liberté, n’est-il pas normal de le laisser décider librement ? Tu sais bien que la liberté ne s’impose pas à des gens qui n’en veulent pas !
— Je ne peux pas expliquer ma réaction, Richard ! C’est vrai, la position du ministre paraît juste, et je comprends le raisonnement qui la sous-entend. J’admets même qu’un scrutin serait adapté à la situation. (Kahlan saisit le poignet de son mari et le serra très fort.) Mais mon instinct me crie de refuser, et je dois l’écouter ! Et toi aussi ! Ma réaction est tellement forte ! Ne la néglige pas !
Richard tenta d’imaginer comment ils justifieraient leur fin de non-recevoir. Il eut d’autant plus de mal que l’idée d’un vote le séduisait de plus en plus, et pas seulement parce qu’il était indispensable qu’Anderith ne se range pas du côté de l’Ordre.
— Kahlan, en matière de politique, je n’ai pas le centième de ton expérience. Au fond, je ne suis qu’un guide forestier… Mais il me faut plus d’explications que ton « instinct ».
— Je n’en ai pas d’autres, Richard ! Je connais les dirigeants d’Anderith, et je sais à quel point ils sont arrogants et retors. Bertrand Chanboor se fiche de ce que pense son peuple ! Sa femme et lui se soucient exclusivement d’eux-mêmes, tu peux me croire ! Quelque chose ne colle pas dans cette histoire…
Richard caressa la joue de sa femme.
— Kahlan, je t’aime, et je te fais confiance. Mais il s’agit de l’avenir d’un peuple ! Bertrand Chanboor ne décidera pas seul, et c’est déjà ça de gagné. Si nous sommes vraiment le camp de la justice et de la liberté, pourquoi le peuple d’Anderith nous rejetterait-il ? Au contraire, ne défendra-t-il pas plus ardemment notre cause s’il l’a décidé de lui-même ?
» Trouves-tu logique de demander à ces gens de renoncer à leur culture, et de leur refuser le droit de choisir ? Au nom de quoi les élites seraient-elles les seules à prendre des décisions ? Et si Chanboor, en réalité, préférait Jagang ? Ne voudrais-tu pas que la population ait une chance de s’opposer à son chef et d’opter pour la liberté ?
Kahlan se passa une main dans les cheveux. Pour la première fois depuis que Richard la connaissait, elle semblait avoir du mal à trouver ses mots.
— Je… En t’écoutant, je suis intellectuellement convaincue que tu as raison. Mais mon instinct se révolte toujours ! Et si Chanboor trichait ? S’il intimidait les électeurs ? Comment le saurions-nous ? Qui s’assurera que le peuple exprimera vraiment sa volonté ? Et qui vérifiera le compte des voix ?
— Eh bien, nous pourrions imposer des conditions, afin de contrôler les opérations.
— Quelles conditions ?
— Nous sommes venus avec mille hommes. Pourquoi ne pas les envoyer surveiller le scrutin partout en Anderith ? Il suffirait que chaque électeur exprime son opinion sur un bulletin, en faisant par exemple un cercle pour se rallier à nous, et une croix pour refuser. Nos hommes conserveraient ces bulletins, puis ils vérifieraient le dépouillement. Ainsi, nous serions sûrs qu’il n’y a pas de tricherie.
— Mais comment tes « électeurs » mesureront-ils l’importance de l’enjeu ?
— Nous les y aiderons ! Anderith n’est pas un très grand pays. Il suffira d’aller partout, et de présenter notre façon de voir les choses. Si nous détenons vraiment la vérité, les gens s’en apercevront, j’en suis certain !
— Peut-être, oui… Mais combien de temps cela prendra-t-il ? Selon nos éclaireurs, l’Ordre sera ici dans moins de six semaines.
— Un mois suffira ! Quatre semaines d’explications, puis le peuple votera… Nous aurons eu largement le temps de sillonner le pays. Après le scrutin, quand nous l’aurons gagné, nous ferons venir notre armée et nous utiliserons les Dominie Dirtch pour arrêter Jagang.
— Richard, je n’aime toujours pas ça…
— Très bien ! L’armée du général Reibisch est en chemin, et elle arrivera avant celle de Jagang. Nous avons dit au général de rester au nord, sans se faire remarquer, mais nous avons assez d’hommes pour nous emparer des Dominie Dirtch et renverser le gouvernement anderien. D’après ce que j’ai vu de l’armée locale, ça devrait être un jeu d’enfant.
— J’ai remarqué aussi, dit Kahlan, pensive. Et je ne comprends pas ! Je suis déjà venue ici, et l’armée était impressionnante. Les soldats que nous avons vus sortaient à peine de l’adolescence…
Richard jeta un coup d’œil dehors. Avec la lumière qui jaillissait de toutes les fenêtres ouvertes, le paysage était assez éclairé pour qu’on puisse juger de sa beauté. Anderith semblait être un pays où il faisait bon vivre…
— Des gamins mal entraînés, confirma le Sourcier. C’est absurde ! Mais comme disait le sergent Beata, il suffit d’une personne pour activer une Dominie Dirtch !
» Les Anderiens estiment peut-être inutile de supporter les frais afférents à une armée puissante alors qu’il suffit de quelques soldats pour se charger des Dominie Dirtch. Tu sais ce que coûte l’entretien d’une troupe, n’est-ce pas ? C’est en partie pour ça que Jagang se dirige vers Anderith…
» Le ministre Chanboor est peut-être soucieux de faire des économies…
— C’est possible… Mais le ministère de la Civilisation s’appuie depuis toujours sur des fonds extérieurs fournis par des financiers ou des marchands. Même pour un pays riche, entretenir une armée est ruineux. Cela dit, pour la laisser se détériorer à ce point, il faut avoir d’autres raisons…
— Alors, ta décision ? demanda Richard. Un vote, ou un coup d’État ?
— Je suis toujours contre le scrutin.
— Tu sais que l’autre solution fera des victimes. On ne renverse pas un gouvernement sans verser de sang. Qui sait si nos hommes ne devront pas tuer des soldats comme le sergent Beata ? Gamins ou pas, ils résisteront, tu t’en doutes, et ce sera un massacre. Mais les Dominie Dirtch ont une importance capitale, et nous devons les contrôler, si nous voulons être rejoints par les forces de Reibisch.
— Richard, la magie disparaît…
— Peut-être, mais ces cloches ont sonné il y a une semaine, et il y a eu des morts. Nous ne pouvons pas parier sur leur défaillance…
» Le choix est simple : attaquer ou adopter la proposition du ministre. Si ça tournait mal, nous aurions toujours la possibilité d’utiliser la force. Considérant l’importance de l’enjeu, je ne reculerai pas devant un conflit armé. Trop de vies innocentes sont en danger.
— C’est vrai, il nous resterait une solution de rechange…
— Il y a encore un point, et c’est peut-être le plus important.
— Lequel ?
— Les Carillons… C’est pour ça que nous sommes venus, au cas où tu l’aurais oublié. Le scrutin nous laissera le temps de régler ce problème !
— Comment ? demanda l’Inquisitrice, dubitative.
— Nous devons conduire des recherches à la bibliothèque. Si nous trouvons le moyen de vaincre les Carillons – comme Joseph Ander par le passé – nous agirons avant qu’il soit trop tard pour sauver la magie. Tu te souviens de ce qui risque d’arriver si les papillons-gambit disparaissent ? Pour ne citer qu’un exemple…
— Bien sûr que oui !
— Sans parler de ton pouvoir, du mien, de celui de Du Chaillu et de tout le reste ! Sans la magie, Jagang deviendra plus dangereux encore. Et nous serons aussi impuissants que des enfants… Il n’y a rien de plus périlleux qu’un monde sans magie !
» En restant ici un mois, nous aurons une chance de trouver des informations vitales sur les Carillons. Et sillonner le pays pour convaincre les électeurs sera une couverture idéale ! Selon moi, il serait risqué d’informer ces gens que la magie n’est plus active. Mieux vaut les laisser dans l’ignorance.
» Kahlan, les Carillons sont l’enjeu le plus important ! Je suis pour le scrutin, parce qu’il nous laissera le temps de chercher une solution.
— J’ai toujours des doutes, mais puisque tu veux essayer… (L’Inquisitrice se pinça la base du nez entre le pouce et l’index.) Si on m’avait dit que je donnerais un jour mon aval à une telle aberration ! Richard, je veux bien me fier à ton jugement. Après tout, tu es le seigneur Rahl.
— Mais j’ai besoin de tes conseils.
— Tu es aussi le Sourcier !
— Sans son épée, ne l’oublie pas…, rappela Richard avec un sourire que Kahlan lui rendit.
— Nous sommes ici à cause de toi. Si tu veux procéder ainsi, je te suivrai, mais je n’aime toujours pas ça. Pourtant, tu as raison : les Carillons sont la véritable urgence ! Et nous aurons plus de temps pour chercher une solution.
Heureux d’avoir arraché l’accord de sa compagne, Richard continua pourtant à s’inquiéter, parce qu’il accordait une grande valeur à l’instinct de la Mère Inquisitrice…
Il proposa son bras à Kahlan, qui l’accepta avec un sourire. Ensemble, ils retournèrent jusqu’à la table d’honneur.
Dès qu’ils les virent, le ministre, sa femme et Dalton Campbell se levèrent.
— Nous avons des conditions, annonça à brûle-pourpoint Richard.
— Lesquelles ? demanda Bertrand Chanboor.
— Nos hommes surveilleront le scrutin, pour s’assurer qu’il n’y a pas de tricherie. Tous les citoyens devront voter en même temps, afin que nul ne puisse exprimer plusieurs fois son opinion. Ils se réuniront dans les villes et les villages, et écriront sur un bulletin un cercle ou une croix, selon qu’ils voudront lutter avec nous pour la liberté ou s’exposer à la tyrannie. Nos hommes assisteront au dépouillement et nous signaleront les éventuelles irrégularités.
— Des suggestions excellentes, seigneur Rahl, dit le ministre. Je les accepte en bloc.
Richard se pencha vers Chanboor.
— Encore une chose…
— Oui ?
— Tous les citoyens voteront, qu’ils soient anderiens ou hakens. Les Hakens sont les enfants de ce pays, comme les Anderiens, et leur destin est également en jeu. Si ce scrutin à lieu, nul n’en sera exclu !
Dame Chanboor et Dalton Campbell échangèrent un regard inquiet.
— Quelle bonne idée ! s’exclama Bertrand. Bien entendu, tout le monde s’exprimera. Marché conclu !